PAIKAN leva son arme, et tira entre deux rangées de racines. Une portion du plafond sauta. Par la brèche, un arbre géant s’écroula lentement. Ses branches entraînaient un engin dans lequel s’agitaient deux silhouettes claires. Il tomba dans le lac, et l’arbre incliné l’enfonça et le maintint dans l’eau. C’était une vedette d’intervention de la police du Conseil, occupée par des gardes blancs. En un éclair rose, les millions de poissons lenticulaires furent sur eux et les attaquèrent par la portion découverte de leur visage, s’enfoncèrent par les yeux à l’intérieur de leur tête, et par le nez dans leur poitrine et dans leur ventre. L’engin s’emplit d’eau rouge.

Suivis du sans-clé, Eléa et Païkan grimpèrent le long des racines et des branches, et prirent pied sur le sol du Parking. Les étudiants y livraient aux gardes blancs une bataille sans espoir. Ils avaient trouvé, dans un engin-cargo bloqué par la guerre, des barres et des billes d’or qui devaient servir à édifier sur la Lune des machines immobiles. Ils en bombardaient les policiers, en courant et se dissimulant derrière les arbres et les engins. C’étaient des armes dérisoires. Parfois une d’elles faisait mouche et fêlait un crâne dans un éclair d’or, mais la plupart n’atteignaient pas leur but.

Les files de policiers s’enfonçaient entre les arbres comme des serpents blancs et tiraient à vue. Ils cueillaient les étudiants en pleine course et les jetaient, disloqués, contre les troncs ou dans les feuillages. Les branches craquaient et tombaient, des engins éclataient en morceaux. Tous les oiseaux du Parking avaient quitté la forêt et tournaient sous la voûte en une ronde affolée, hérissée de piaillements d’effroi. Ils traversaient l’image du Conseiller Militaire, aux cheveux noirs tressés, qui annonçait le refus du gouvernement énisor d’envoyer un ministre à Lamoss. Il ordonnait à tous les vivants de Gondawa de gagner leur poste de mobilisation. L’image sinistre de l’homme maigre s’éteignait, reparaissait un peu plus loin, recommençait son annonce.

Au-dessus de l’entrée des Douze-Rues, tournait une image d’Eléa, un quart de tour à gauche, à droite, à gauche, à droite...

— L’Université recherche cette femme, Eléa 3-19-07-91. Vous la reconnaîtrez à ses yeux. Nous la recherchons pour la sauver. Eléa, signalez-vous avec votre clé...

A l’extrémité d’une piste, près de la cheminée d’envol, une petite foule avait bloqué un engin de forme oblongue, inusité en Gondawa. Un citoyen de Lamoss, qui l’occupait, en fut extrait violemment. Il criait qu’il n’était pas énisor, qu’il n’était pas un espion, qu’il n’était pas un ennemi. Mais la foule ne comprenait pas la langue lamoss. Elle voyait le vêtement étranger, les cheveux ras, le visage clair, elle criait : « Espion ! », « A mort ! ». Elle commença à frapper. Des étudiants volèrent au secours de l’homme. Les gardes blancs suivirent. Le Lamoss fut écharpé, déchiré, mis en lambeaux, en bouillie sous les pieds de la foule enragée. Les étudiants furieux hurlaient contre l’horreur et la bêtise. La foule folle cria : « Etudiants ! Espions ! Vendus ! A mort ! » La foule arracha, déchira les jupes des étudiants et des étudiantes, arracha les cheveux, les oreilles, les seins, les sexes ; les gardes blancs tirèrent, nettoyèrent tout le tas, tout le coin, tout le monde. Le sans-clé eut un sourire triste, fit un geste d’amitié à ses deux compagnons, et s’éloigna en direction des Douze-Rues. Eléa et Païkan se hâtèrent vers une région plus calme du Parking. La 2e file d’engins longue distance était presque déserte, paisible. Un engin qui venait de descendre prenait sa place. Il stoppa, se posa, sa porte s’ouvrit, un homme apparut. Au moment de descendre, il s’arrêta, surpris, pour écouter les cris de violence et les chocs sourds des armes. Les arbres l’empêchaient de voir. Mais le tumulte parvenait jusqu’à lui. Il sauta à terre.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il à Païkan.

Celui-ci, pour toute réponse, leva vers lui sa main gauche gantée de l’arme blanche, et de la main droite lui arracha son arme qu’il envoya au loin.

— Remontez ! Vite !

Comprenant de moins en moins, l’homme obéit. Païkan le fit asseoir, lui prit la main et enfonça sa clé dans la plaque élastique...

Interminable attente d’un instant de silence. Puis, brusquement, le voyant palpita. Païkan poussa un profond soupir, et de sa main droite, ferma la bouche de l’homme.

— Destination ? demanda le diffuseur.

— Lamoss, premier parc.

Il y eut un court ronronnement  suivi d’un clap.

— Crédit suffisant. Destination enregistrée. Retirez votre clé. Départ...

Païkan arracha l’homme à son siège et le jeta dehors, en lui criant des remerciements et des excuses. Déjà la porte claquait, l’engin décollait, tournait sur lui-même et gagnait la piste. Il s’engagea sur la rampe de sortie.

Le diffuseur de bord parla :

— L’Université recherche Eléa 3-19-07-91, Eléa, signalez-vous avec votre clé...

La cheminée de départ happa l’engin qui jaillit vers le haut. Il sortit de la Bouche et monta dans la nuit extérieure.

Depuis qu’ils vivaient à la surface, Eléa et Païkan avaient perdu l’habitude de la lumière perpétuelle des villes enterrées. C’était le jour quand ils avaient quitté le Parking, ils pensaient trouver le jour à l’extérieur. Mais la Terre et le Soleil avaient continué leur course, et la nuit était venue avec ses peuples d’étoiles. Ils s’allongèrent côte à côte sur le lit de parcours, et la main dans la main, sans dire un mot, se laissèrent envahir par la douceur et le silence infinis. Ils montaient dans la nuit et la paix, vers le ciel étoilé, ils oubliaient la Terre et ses horreurs absurdes. Ils étaient ensemble, ils étaient bien, chaque instant de bonheur était une éternité.

Ils coiffèrent les cercles d’or dont le lit était muni, et abaissèrent tous les deux la plaque frontale. Ils avaient tellement l’habitude de communiquer ainsi, que chacun pouvait recevoir de l’autre le contenu de sa mémoire en même temps que, sans avoir besoin d’y penser, il lui faisait part de ce que contenait la sienne. L’échange s’effectuait à une vitesse instantanée. Ils coiffaient les cercles, fermaient les yeux, abaissaient la plaque, et aussitôt ils n’avaient plus qu’une seule mémoire, qu’un seul passé. Chacun se souvenait des souvenirs de l’autre comme s’ils étaient siens. Ils n’étaient plus deux êtres qui croient se connaître et se trompent, mais un seul être sans trace d’ombre, solidaire et solide en face du monde. Ainsi Païkan sut tout du projet de l’Abri, et de chaque instant vécu par Eléa entre le moment où on les avait séparés et celui où elle l’avait rejoint. Ainsi connut-il la façon dont elle avait recouvré la liberté. L’apprenant elle-même, il en souffrit pour elle, sans reproche, sans jalousie. Il n’y avait pas de place entre eux pour des sentiments de cet ordre, car chacun, connaissant tout de l’autre, le comprenait absolument.

Ils ôtèrent en même temps les cercles d’or et se sourirent, dans une communion totale, un bonheur parfait d’être ensemble, de n’être qu’un dans leur propre connaissance, et deux pour la partager et multiplier leurs joies. Comme deux mains d’un même corps qui caressent le même objet, comme deux yeux qui donnent au monde sa profondeur.

Le diffuseur de bord parla.

— Nous atteignons le niveau 17. Nous allons commencer le vol horizontal vers Lamoss. Allure autorisée : vitesses 9 à 17. Quelle vitesse désirez-vous ?

— Le maximum, dit Païkan.

— Maximum, vitesse 17, enregistré. Attention à l’accélération !

Malgré l’avertissement, le déplacement horizontal pressa Eléa contre la coque, et roula Païkan par-dessus elle. Elle se mit à rire, prit à deux mains ses longs cheveux blonds encore humides, lui mordilla le nez, les joues, les lèvres.

Ils ne pensaient plus à leurs épreuves, aux menaces, à la guerre. Ils volaient vers un havre de paix. Peut-être momentané, précaire, illusoire, et où de multiples problèmes se poseraient en tout cas pour eux. Mais ces soucis étaient pour demain, pour tout à l’heure. Vivre les malheurs d’avance, c’est les subir deux fois. Le moment présent était un moment de joie, il ne fallait pas l’empoisonner.

Il fut coupé net par le hurlement des hurleurs d’alerte dans le diffuseur.

Glacés, ils se redressèrent. Un signal rouge clignotait sur la plaque de commande.

— Alerte générale, dit le diffuseur. Tous les vols sont annulés. Nous retournons au Parking par la voie la plus courte. Vous devez gagner immédiatement vos emplacements de mobilisation.

L’appareil vira et commença une descente vertigineuse en oblique. Au sol, à travers la coque transparente, on voyait le ballet affolé des maisons de loisir se rapprocher à une vitesse grandissante, et l’entonnoir de la Bouche aspirer les bulles lumineuses qui tournaient au-dessus d’elle en attendant leur tour.

L’engin ralentit et vint prendre sa place dans la ronde. Tous les appareils en surface avaient reçu l’ordre de rentrer. Maisons ou engins, ils étaient des milliers à tourner au-dessus de la Bouche qui aspirait les plus proches à pleine ouverture. Leur  ronde couvrait tout le lac et la forêt.

— Il nous ramène dans la Ville ! dans le piège ! dit Eléa. Il faut sauter !

Ils étaient en train de survoler le lac à vitesse réduite, à une hauteur raisonnable pour un saut. Mais les portes étaient bloquées pendant le vol. Déjà, ils quittaient le lac et survolaient la masse compacte des arbres. Païkan tira dans la plaque de commande. L’appareil se cabra et amorça une montée, redescendit, remonta en balançoire, perdant chaque fois de l’altitude, à la façon d’une feuille d’automne qui tombe. Il rasa la cime de la forêt, remonta, redescendit et fracassa le sommet d’un tronc géant couronné de palmes. Il y resta planté comme une pomme sur un crayon.

 

La nuit des temps
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